Mai 1892 – Publication de l’article « La première étape » de Léon Tolstoï

1800 – 1899, Militantisme, Russie

Dans cet article, l’écrivain russe Léon Tolstoï présente la consommation de viande comme « contre-nature », car contraire à notre inclination à la compassion, et son abstinence comme la première étape du progrès moral vers une vie bonne.

La première étape

« Questions de philosophie et de psychologie » (Вопросы философии и психологии философии и психологии) était une importante revue philosophique russe publiée par la Société de psychologie de Moscou de 1889 à 1918 [1]. Fondée à l’initiative du philosophe Nikolaï Iakovlevitch Grot, la revue comprenait des articles sur l’éthique, la gnoséologie [2] et d’autres questions philosophiques, ainsi que des articles de psychologie. C’est dans ses pages qu’est publié, en mai 1892, l’article « La première étape » de Léon Tolstoï [3].

De « Guerre et Paix » (1867-1869) à « Résurrection » (1899), en passant par « Anna Karénine » (1877) ou « La Mort d’Ivan Ilitch » (1886), Tolstoï est célèbre pour ses écrits qui dépeignent la vie du peuple russe à l’époque des tsars et ses condamnations des pouvoirs civil et ecclésiastique. Toute son œuvre est traversée par un questionnement sur la violence pour mettre à jour les racines d’une sorte de « mal radical » [4].

Dans cet article, Tolstoï présente ce qui constitue à ses yeux la première étape éthique préalable à tout progrès moral, c’est-à-dire préliminaire à tout mouvement vers un monde meilleur et plus juste. Cette première étape, c’est l’abstinence de viande.

Abstinence raisonnée

Pour Tolstoï, partisan d’un « pacifisme végétarien » dès 1885, année où il exclut toute chair animale de son alimentation, la consommation de viande, non nécessaire à la santé [5], s’apparente à un surplus d’abondance qui éloigne de la sagesse. S’inscrivant dans une longue lignée de grands penseurs défendant le végétarisme, il utilisera une version abrégée de cet article comme avant-propos à sa traduction en russe du livre « The Ethics of Diet » de Howard Williams qui sort la même année.

Dans « La première étape », Tolstoï, dont la pensée sociale est avant tout religieuse [6], développe une réflexion basée sur l’idée que « sans l’abstinence, il n’est pas de vie bonne possible ». L’abstinence désignant ici le jeûne, il s’interroge : « Par quoi commencer. Comment jeûner ? Que faut-il manger ? ».

Pour répondre à ces questions, il entreprend de décrire sa visite des abattoirs de la ville de Toula, chose qu’il avait remis à plus tard à cause de la gêne ressentie (« une gêne pareille à celle que l’on éprouve lorsqu’on sait voir une souffrance qui se produira certainement, mais qu’il est impossible d’empêcher »).

Tout ce monde était visiblement absorbé par les questions d’argent, et la pensée de savoir s’il est bon ou mauvais de tuer ces animaux était aussi loin d’eux que celle de la composition chimique du sang qui coulait sur le sol.

Léon Tolstoï, La première étape, 1892.

Entre l’animal et la viande

D’autres visites suivront, renforçant la conviction de l’auteur que le fait de consommer de la viande est « contraire à la nature humaine » et « tout simplement immoral, car il exige une action contraire au sentiment de la moralité – l’assassinat – et il n’est provoqué que par la gourmandise, la voracité ». Tolstoï en est persuadé, manger de la chair animale nous affaiblit moralement et, lorsque l’humain fait taire « son sentiment élevé de sympathie et de compassion à l’égard d’êtres vivants comme lui », il « devient cruel en se faisant violence ».

Cette tension entre notre compassion et notre appétit carné, c’est ce qu’on désigne aujourd’hui en psychologie sous le nom de « paradoxe de la viande » [7].

Tolstoï s’attarde sur l’abattage d’un bœuf, on y lit la description de sa souffrance, de la peau de son crâne qu’un boucher arrache alors qu’il se débat encore, de ses derniers instants de vie. La résistance des animaux dans les abattoirs ne fait aucun doute, et le texte documente la manière dont les bouchers devaient leur casser la queue pour les forcer à avancer vers leur fin. Les odeurs, le sang, les cris, tout est là pour rappeler « le dégoût profond qu’inspire à l’homme la tuerie ».

Mais pourquoi, si l’illégitimité, c’est-à-dire l’immoralité d’une alimentation carnée, est connue depuis si longtemps de l’Homme, n’est-on pas arrivé encore jusqu’ici à la conscience de cette loi ? – demanderont des gens qui jugent plutôt d’après l’opinion courante que d’après leur raison. La réponse en est dans ce fait que le mouvement moral, qui constitue la base de tout progrès, s’accomplit toujours lentement, et que l’indice de tout véritable mouvement est dans son caractère de perpétuité et dans sa constante accélération.

Léon Tolstoï, La première étape, 1892.

Consulter l’article traduit du russe par Ely Halpérine-Kaminsky (traduction légèrement revue par Enrique Utria).

Consulter l’article original en russe dans le n° 5 de la revue « Questions de philosophie et de psychologie » (Вопросы философии и психологии философии и психологии), p. 113-148.

Notes et références

Notes et références
1 Runivers (Руниверс), Bibliothèque (Библиотека), Questions de philosophie et de psychologie : Livre 13 (Вопросы философии и психологии: Книга 13).
2 La gnoséologie est la théorie générale de la connaissance, de ses sources, de ses moyens, de ses formes et de ses résultats. Elle regroupe la « Théorie de la connaissance », qui s’occupe de la connaissance non scientifique en général, et l’épistémologie, qui s’intéresse exclusivement à la connaissance scientifique.
3 Léon Tolstoï, La première étape, Traduit du russe par E. Halpérine Kaminski, Ed. Utria, 2018.
4 Philonenko, Alexis. « Tolstoï et la philosophie de l’action« , Le Philosophoire, vol. 29, no. 2, 2007, pp. 143-163.
5 Tolstoï précise dans une note de bas de page : « Et qu’on n’écoute pas ces médecins du vieux temps qui préconisent la nécessité de la nourriture animale, par cette simple raison que cela a été reconnu longtemps par leurs prédécesseurs et par eux-mêmes ; car ils préconisent cela avec entêtement, avec animosité, comme on défend tout ce qui est vieillot, suranné ».
6 Weisbein Nicolas. Les deux sources de la pensée tolstoïenne : Christianisme et socialisme. In: Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 5, n°2, Avril-juin 1964. pp. 229-233; doi : https://doi.org/10.3406/cmr.1964.1581.
7 Le paradoxe de la viande est un phénomène étudié en psychologie qui renvoie à la contradiction apparente entre, d’un côté, aimer manger de la viande et, de l’autre, ne pas aimer infliger de la douleur et tuer des animaux. Ce conflit crée un inconfort psychologique (qui n’est pas forcément conscient).