26 février 1906 – Publication de « La jungle » de Upton Sinclair

1900 – 1949, Art, États-Unis, Livres

La jungle est un livre de l’écrivain américain Upton Sinclair. Sa publication en 1906 a eu un fort impact sur la perception des abattoirs par le grand public, l’émergence des critiques de l’élevage industriel et la mise en place d’un contrôle gouvernemental des conditions d’hygiène dans l’industrie de la viande.

Présentation

La jungle (The Jungle) dévoile les terribles conditions de vie et de travail de millions d’ouvriers d’Europe de l’Est à Chicago à l’orée du XXe siècle. À travers l’histoire d’une famille d’immigrants lituaniens venu trouver l’Eldorado, Upton Sinclair décrit leurs combats, leur misère, leurs désillusions, les grèves, la brutalité, l’alcoolisme et la prostitution dans un monde aux institutions corrompues. À sa sortie, La jungle provoquera un tel scandale que le président des États-Unis en personne devra prendre position et sera contraint d’engager d’importantes réformes. Mais si scandale il y a eu, il n’a pas éclaté où Sinclair l’attendait ! Et pour cause, malgré l’horreur de la condition ouvrière qu’il dénonce, les exploités de La jungle ne sont pas des ouvriers comme les autres : ce sont des ouvriers d’abattoirs.

J’ai visé le cœur du public et, par accident, je l’ai touché à l’estomac.

Upton Sinclair, Cosmopolitan, 31 octobre 1906 [1]

Upton Sinclair (1878-1968) est un romancier et journaliste américain engagé dans la dénonciation des inégalités. Il fut un promoteur du socialisme aux États-Unis. Son roman La jungle est d’abord paru en feuilleton entre le 25 février 1905 et le 4 novembre 1905 dans le journal socialiste Appeal to Reason avant d’être publié en volume en 1906 [2]. Tiré à plusieurs millions d’exemplaires, il a été traduit en une trentaine de langues.

On y suit Jurgis Rudkus et sa famille, qui quittent leur Lituanie natale pour venir s’établir en Amérique, à Chicago. À Union Stock Yards, le quartier des abattoirs ouvert en 1865, ils trouvent tous, hommes, femmes et enfants, du travail au sein la société fictive Durham and Company. Jurgis accepte le poste de ramasseur de trippes (shoveler of guts). Pris au piège des bas salaires et d’un crédit à rembourser, ils doivent affronter les cadences infernales du travail à la chaîne et des journées de 14 à 16 heures dans des bâtiments où la température descend à -30 degrés en hiver et où les accidents sont quotidiens (membres gelés, mutilations, intoxications, etc.). La jungle dont il est question ici est une jungle urbaine impitoyable d’injustice où les ouvriers immigrés sont les insignifiants dommages collatéraux du capitalisme : un système d’exploitation total des humains et des animaux.

Ces conditions de travail épouvantables servent un but tout aussi épouvantable : un massacre, méthodique, perpétré « hors de la vue et de la mémoire« .

Ce processus était si méthodique qu’il en était fascinant. On assistait à la fabrication mécanique, mathématique de la viande de porc. Pourtant, les personnes les plus terre à terre ne pouvaient s’empêcher d’avoir une pensée pour ces cochons, qui venaient là en toute innocence, en toute confiance.

Upton Sinclair, La jungle, 1906

Ainsi, lors de la parution du roman, de nombreuses personnes se sont davantage senties concernées par l’exposé des conditions d’hygiène déplorables et la cruauté insoutenable avec laquelle les animaux sont traités [3]. Avant l’abattage, absolument rien n’est prévu pour diminuer la souffrance des animaux. Après l’abattage, la viande que les ouvriers désossent, coupent et mettent en conserve côtoie souvent de la viande avariée et contaminée qui sera traitée chimiquement et vendue au public ou mangée par les ouvriers. Même le lait en poudre à destination des nourrissons est frelaté.

C’est un spectacle à voir quand une œuvre de fiction produit ses effets sur la réalité ! Le président des États-Unis Theodore Roosevelt, pourtant hostile à Sinclair en raison de ses positions socialistes [4], se dit très choqué par l’absence de réglementation en matière d’hygiène et de santé et diligente une enquête à Chicago sur les installations de conditionnement de la viande : celle-ci confirme la plupart des éléments décrits dans le roman [5].

Cette enquête conduira à l’adoption de deux lois dans les mois qui suivirent, la Loi sur l’inspection des viandes (Meat Inspection Act) [6] et la Loi sur la qualité des aliments et des médicaments (Pure Food and Drug Act) [7], une des premières grandes lois de protection des consommateurs, qui vise à empêcher la production, la vente et le transport de nourriture et de boissons dénaturées ou portant un étiquetage mensonger. Toutefois, malgré ces avancées en faveur de la santé des consommateurs, du contrôle de la production de viande et du renforcement des services vétérinaires, aucune loi ne fut adoptée pour améliorer les conditions de travail et protéger la vie des ouvriers. Ni celle des animaux.

On ne pouvait demeurer longtemps devant ce spectacle sans être porté à philosopher, à y voir des symboles et des métaphores, à entendre dans les cris de ces porcs la plainte déchirante de l’univers. Pouvait-on croire qu’il n’y eût nulle part sur terre ou dans le ciel un paradis, où les cochons seraient payés de toutes leurs souffrances ? Chacun d’entre eux était un être à part entière. Il y en avait des blancs, des noirs, des bruns, des tachetés, des vieux et des jeunes. Certains étaient efflanqués, d’autres monstrueusement gros. Mais ils jouissaient tous d’une individualité, d’une volonté propre ; tous portaient un espoir, un désir dans le cœur. Ils étaient sûrs d’eux-mêmes et de leur importance. Ils étaient pleins de dignité.

Upton Sinclair, La jungle, 1906

Notes et références

Notes et références
1  »I aimed at the public’s heart and by accident I hit it in the stomach », Upton Sinclair, Cosmopolitan, vol. 41, 31 octobre 1906, What Life Means to Me, p. 591-595.
2 Alan Brinkley, The Unfinished Nation, McGrawHill, 2010 (ISBN 978-0-07-338552-5), chap. 17 : Industrial Supremacy).
3 Les descriptions s’appuient sur une enquête menée sur le terrain par l’auteur en octobre 1904, pour le compte du journal Appeal to Reason. Jacques Cabau, La Prairie perdue : Histoire du roman américain, Seuil, coll. « Points essais », 1981, cité en préface de Upton Sinclair (trad. de l’anglais par Anne Jayez et Gérard Dallez), La Jungle : roman, Mémoire du livre, 2003, 547 p. (ISBN 2-913867-48-0), p. 23
4 Les positions de Sinclair lui avait valu d’être qualifié de « cinglé » (crackpot) par le président Theodore Roosevelt. Oursler, Fulton (1964), Behold This Dreamer!, Boston: Little, Brown, p. 417.
5 Jane Jacobs, « Introduction à The Jungle, Modern Librairy, ISBN 0-8129-7623-1.
6 Le Meat Inspection Act interdit la falsification ou le mauvais marquage de la viande et des produits carnés vendus comme aliments et qui garantit que les animaux sont abattus et transformés dans des conditions sanitaires strictement réglementées
7 L’application de cette loi a été confiée au Bureau de la chimie (Bureau of Chemistry) créé quelques années auparavant par le ministère américain de l’agriculture. En 1927, le Bureau of Chemistry devient la Food, Drug, and Insecticide Organization puis, en 1930, la Food and Drug Administration encore en activité aujourd’hui. Food and Drug Administration. “Bureau of Chemistry Drug Laboratory,” n.d. USDA Bureau of Chemistry Photograph Collection, Box 1. Science History Institute. Philadelphia. https://digital.sciencehistory.org/works/v118rd93d.